Si nous analysons constamment les tendances en vigueur, il est également intéressant d’essayer de prévoir celles qui pourraient émerger. Pour que les choses évoluent, il faut des personnes innovantes, c’est-à-dire capables de concevoir quelque chose de différent, quelque chose qui n’a jamais été fait auparavant.
Alberto Zaccheroni a été un membre important du Groupe d’étude technique de la FIFA chargé d’analyser la Coupe du Monde des Clubs de la FIFA, Émirats arabes unis 2021™. Lors de son passage à la tête de l’Udinese en Serie A (1995-1998), Zaccheroni s’est forgé une réputation d’innovateur.
Le déplacement à la Juventus lors de la saison 1996-97 est un bon exemple. Alors qu’un de ses défenseurs est expulsé après à peine trois minutes de jeu, ses hommes doivent jouer la quasi totalité de la rencontre à dix. Initialement parti sur un système en 4-4-2, l’Italien prend la décision audacieuse mais mûrement réfléchie de ne pas se rabattre sur le 4-4-1 que l’on aurait pu attendre pour préférer une composition à trois défenseurs, en 3-4-2.
Le courage de Zaccheroni sera récompensé par une victoire de son équipe 3-0 contre la Vieille Dame. Lors du déplacement suivant sur le terrain de Parme, le technicien opte pour un dispositif en 3-4-3 et l’Udinese remporte le match 2-0. C’est ainsi que Zaccheroni est aujourd’hui reconnu par beaucoup comme le père du 3-4-3, que l'on retrouve désormais très souvent dans le football moderne.
Penser différemment
Son statut d’innovateur, Zaccheroni le doit au fait qu’il pensait différemment de tous les autres. Il a remarqué que ses adversaires n’arrivaient pas à déjouer son système car ils n’avaient jamais rien vu de tel.
Le tacticien italien était catégorique sur un point : il devait faire jouer ses joueurs les plus talentueux. Il a donc cherché à modeler son système à partir de ces individualités.
« Je peux créer un équilibre, mais au bout du compte, ce sont vos meilleurs joueurs qui vous font
gagner les matches. Vous devez les avoir sur le terrain. J’avais trois excellents attaquants et je voulais les faire jouer tous les trois. Je leur demandais de ne pas couvrir trop de terrain et de ne pas trop se replier pour être en mesure de mettre beaucoup de rythme dans le dernier tiers pendant 90 minutes. »
Cette approche consistant à soulager ses attaquants de certaines de leurs obligations défensives impliquait pour Zaccheroni de prendre des risques à d’autres endroits du terrain.
Sans la possession du ballon
Lorsque son équipe tombait sur des formations évoluant dans des dispositifs tels que le 4-4-2 traditionnel, il se faisait un plaisir de n’opposer qu’un seul défenseur central aux deux attaquants adverses. Cela lui permettait d’aligner ses trois attaquants.
Quand les défenseurs ou les milieux axiaux adverses avaient le ballon dans l’axe, Zaccheroni demandait à son milieu à quatre de resserrer devant les trois défenseurs et de se positionner dans le couloir central, entre les deux côtés de la surface de réparation.
Il demandait à l’un de ses milieux axiaux de presser et aux trois autres de rester compacts derrière lui. Ainsi, lorsque le ballon arrivait sur un côté, l’équipe pouvait coulisser avec lui. Les quatre milieux devaient toutefois le faire en étant parfaitement synchronisés. Dans ce système, ce dernier point est primordial.
Si la balle arrivait sur un côté, l’ailier menait le pressing, accompagné par le milieu axial le plus proche. Les milieux de terrain de l’autre côté du terrain venaient resserrer en se positionnant devant les trois défenseurs.
Zaccheroni insistait auprès de ses joueurs pour qu’ils pressent en équipe et se déplacent constamment comme un seul bloc. Il leur demandait également d’appliquer un pressing intense sur leurs adversaires pour les empêcher de renverser le jeu avec des longs ballons ou de passer par-dessus les défenseurs pour les prendre à revers.
Lorsque l’équipe adverse portait le ballon jusqu’au dernier tiers, une autre stratégie était alors adoptée.
Si le ballon était sur un côté, le atéral était chargé de faire le pressing. Le défenseur central et l’autre latéral venaient resserrer, tandis que l’ailier situé sur l’aile opposée devait faire attention au nombre de joueurs adverses situés dans le couloir central.
S'il n’y avait qu’un seul attaquant pour les deux défenseurs, il pouvait rester relativement haut. Mais s’il y avait deux attaquants, il devait redescendre pour jouer le rôle de quatrième défenseur.
Zaccheroni a expliqué qu’il préférait toujours accepter un nouveau poste d’entraîneur lorsqu’il était nommé avant le début de la pré-saison. Cela laissait le temps à ses joueurs de comprendre leur rôle au sein de son système ainsi que la façon d’appliquer les principes qu'il implique.
Il commençait par inculquer son système en petits groupes, dans des exercices sans opposition, pour que les joueurs saisissent parfaitement la théorie avant de la mettre en pratique. Au départ, il prenait simplement trois défenseurs, puis passait à trois défenseurs et quatre milieux, pour finir avec l’équipe entière.
Si ce processus était long, il était néanmoins primordial pour lui que chacun comprenne parfaitement son rôle dans tous les scénarios possibles.
Il introduisait ensuite une opposition et terminait par mettre ses défenseurs en difficulté en les faisant jouer à 3+4 avec gardien contre 11. De cette manière, ils développaient leur capacité à réfléchir et à jouer même sous un pressing intense.
« Pendant nos entraînements de la semaine, je mettais en place des oppositions de 3+4 contre 11 et l’équipe qui défendait prenait très peu de buts. Chacun connaissait son rôle. Ensuite, lorsque l’équipe récupérait le ballon, elle pouvait attaquer avec ses trois meilleurs attaquants. »
En possession du ballon
Adepte d’un style offensif, Zaccheroni est un entraîneur prêt à prendre des risques calculés. Lors de la phase de construction des actions, il cherchait à créer un surnombre auquel les défenseurs adverses n’ont jamais été confrontés pour les forcer à prendre des décisions inédites.
Il ciblait plus particulièrement les latéraux.
Face aux équipes jouant à quatre défenseurs, il demandait à ses trois attaquants de rester proches les uns des autres. L’un d’eux devait se placer entre les deux défenseurs centraux, tandis que les deux autres restaient à l’intérieur, juste devant les deux latéraux.
Lorsque le ballon parvenait au milieu du terrain, il demandait à l'ailier le plus proche de l’action de monter jusqu’au défenseur adverse, qui était déjà au marquage d’un attaquant. Le second milieu de terrain devait monter en restant dans l’axe. Dans cette configuration, le latéral situé de l’autre côté venait couvrir pour jouer le rôle de milieu défensif. L’objectif de Zaccheroni était de créer le surnombre, surtout face aux latéraux et aux milieux centraux adverses.
La première fois que Zaccheroni a pu mettre en place son système sur une saison entière, lors de l’exercice 1997-98, il s’est appuyé sur un trio offensif composé d’Oliver Bierhoff, Paolo Poggi et Márcio Amoroso dos Santos. Le buteur allemand a inscrit 27 buts en championnat et l’Udinese a terminé à la troisième place derrière l’Inter Milan et la Juventus.
Changer le football
Dans le football moderne, le perfectionnement de la technologie et du recueil des données a permis d’améliorer l’analyse des performances de façon considérable.
Pour Zaccheroni, il devient de plus en plus difficile pour les équipes de réaliser des choses qui soient totalement inattendues. Il est convaincu que c’est désormais ce que fait un entraîneur au cours d’un match qui peut faire la plus grande différence.
« De nos jours, il est très difficile de mettre les équipes adverses en défaut, car tout le monde sait tout sur tout le monde. Dans le football moderne, il faut savoir changer le match pendant le match. La gestion de la rencontre est désormais extrêmement importante. Le fait de pouvoir effectuer cinq remplacements signifie que vous pouvez complètement retourner un match en changeant presque la moitié de votre équipe. »
Toutefois, Zaccheroni reste persuadé que l’approche stratégique d’un entraîneur avant un match peut avoir autant d’importance que les changements qu’il réalise au cours de celui-ci.
Mener le changement
Pour qu’un entraîneur soit innovant, il doit être un meneur d’hommes capable de partager sa vision et de convaincre les plus réticents.
Faire les choses différemment entraîne nécessairement un certain inconfort, mais un innovateur doit savoir obtenir l’approbation de ses joueurs et de son staff pour les aider à progresser et à ajouter des éléments à leur jeu. Susciter leur adhésion est un élément crucial du processus.
« Les footballeurs ne sont pas très enclins à tester de nouvelles choses. Les joueurs expérimentés aiment faire comme ils en ont toujours eu l’habitude ; ils n’aiment pas qu’on leur demande de nouvelles choses. Au départ, mes joueurs ne voulaient pas essayer mon système et j’ai donc dû faire des compromis. C’est quelque chose que je n’aime pas faire, mais je leur ai dit : ‘Nous allons jouer comme d’habitude lorsque nous menons au score, mais quand nous perdons, nous allons faire les choses à ma manière….’
Ils ont fini par accepter d’essayer et, après l’entraînement, je voyais bien que nous jouions mieux. Mais ils refusaient toujours de le faire en match. C’était parce que nous gagnions. Puis est venu ce match contre la Juventus. Après trois minutes de jeu, l’arbitre renvoie l’un de mes défenseurs au vestiaire. Après avoir commencé la rencontre en 4-4-2, j’ai décidé de passer en 3-4-2. Je n’ai pas enlevé d’attaquant et nous avons gagné 3-0. La semaine suivante, nous entrions dans la course au titre en nous imposant à Parme. Les joueurs étaient impatients de voir si nous allions évoluer à trois défenseurs et tous étaient soulagés quand je leur ai dit que oui. Ils étaient heureux. »
La philosophie de jeu de Zaccheroni et les succès qu’elle lui a apporté lui ont valu d’être débauché par le Milan AC, où il a remporté le Scudetto dès sa première saison.
Relever les défis
L’évolution du jeu sur le terrain s’est accompagnée d’une révolution en-dehors. Les réunions entre dirigeants n’ont plus la même teneur et les clubs sont passés du statut de piliers de l’économie locale à celui de grandes entreprises toutes-puissantes. L'avènement des médias et des réseaux sociaux soumet les joueurs et les entraîneurs à un volume toujours plus grand de commentaires et de critiques. Tous ces facteurs externes doivent être gérés avec habileté.
Les choses ont énormément changé à partir des années 1990. Selon Zaccheroni, les présidents étaient de vrais passionnés, entièrement dévoués à leur club. Aujourd’hui, c’est avant tout le résultat qui compte, à la fois sur et en-dehors du terrain. Toutefois, l’Italien continue de penser que les relations humaines restent le socle pour toute équipe qui veut réussir.
« Mon attention est toujours tournée vers mes joueurs et mon staff. Je ne fais pas de politique. Mes relations sont basées sur le savoir-vivre, le respect et les valeurs. Ils me respectent, et je les respecte en retour. Je suis responsable du résultat final, mais je dois aussi rendre leur part de reconnaissance à tous ceux qui y ont contribué. »
Zaccheroni met également un point d’honneur à protéger ses joueurs lorsque l’équipe traverse des difficultés et à leur rendre le mérite en cas de succès. C’est ainsi qu’il construit un autre élément essentiel à son système : la confiance.
« Je n’ai jamais changé ma façon de diriger. Mon travail auprès des jeunes joueurs m’a permis de progresser, mais mon style a toujours reposé sur le respect mutuel. Mes joueurs comprennent que c’est moi qui suis responsable du résultat final. C’est moi qui essuie les critiques. J’assume mes responsabilités et je ne laisse jamais mes joueurs livrés à eux-mêmes. »
Qui dit innovation dit changement. Pour faire les choses différemment, il faut sortir les joueurs de leur zone de confort. C’est pourquoi il est primordial pour l’entraîneur de savoir transmettre sa vision afin d’obtenir l’adhésion des joueurs et du staff. Au milieu des années 1990, Zaccheroni a senti l’opportunité de tenter quelque chose de différent, et il a effectivement fait la différence.